Pour ne pas l’oublier, par Miquel Bassols

Il faut l’étincelle du transfert pour que l’expérience de l’inconscient devienne une réalité et qu’elle allume sa traînée de poudre. C’est une étincelle que, au moment même, se montre toujours comme une rencontre contingente, mais elle se démontre aussi comme nécessaire considérée après coup. Il faut y ajouter quelque chose de l’impossible à supporter, ce que nous désignons d’habitude comme le « symptôme », pour que ce mélange obtienne des effets éruptifs, d’une véritable passion de savoir. Ou même, ce qui peut être plus compliqué, de passion de la vérité sans savoir pourquoi.

C’est ce qui m’était arrivé à mes seize ans, quand le pays se débattait contre sa propre obscurité a la fin du franquisme et moi contre la mienne à la fin d’un baccalauréat point calme. L’image qui vient maintenant pour chiffrer cette rencontre, celui qui avait produit la précipitation du mélange, procède d’un cadeau familial, le cadeau fait par une soeur, un vrai cadeau : un exemplaire de la « Psychopathologie de la vie quotidienne » de Sigmund Freud dans l’édition espagnole de Alianza Editorial. C’était une édition de poche avec une illustration en couverture très suggestive : le dessein en encre noire d’une main avec le doigt levé et un fil rouge avec un noeud lié à la mi-hauteur. Un noeud pour ne pas oublier.

Pour ne pas oublier quoi ? Il fallait ouvrir le livre pour commencer à le savoir. Et le lecteur avait commencé à le savoir, à lire avec passion, sans savoir pourquoi : Signorelli, la sexualité et la mort, aliquis, les femmes et les générations, l’oubli des noms propres et des mots étrangers, la pluralité du sens, l’équivoque et les souvenirs de l’enfance, l’oubli collectif et les « ponts de mots », la jouissance sexuelle et les lois phonétiques, la foi des parents et la répétition, le style et le non-sens, l’intérieur et l’extérieur, le symptôme et la rencontre du nouveau… Chaque élément menait par un chemin ou l’autre au noeud de la propre histoire et du propre malaise.
Cependant, l’amour au savoir menait alors en première instance au lieu où l’on supposait que ce savoir se logeait, à l’Université, celle de Psychologie s’il s’agissait de suivre les noeuds du fil rouge en question : Great Expectations, comme disait le titre d’une pièce de jazz qui accompagnait ces lectures. Il avait suffi de quelques mois pour éprouver la déception la plus décourageante et pour presque perdre le fil dans ces grandes expectatives. Qu’est-ce qu’ils avaient à voir les « deux sigma d’écartement de la moyenne d’adaptation », le « conditionnement palpébral » ou la « synapse neuronale » avec ce noeud qui avait été formé pour moi entre le symptôme, le savoir et la vérité ? En plus, ce semblant de fausse science dont on revêtait une idéologie soutenue maintes fois dès l’imposture, même avec quelques gestes progressistes, comment songeait-il même arriver à considérer l’existence de ce noeud que j’essayais de détordre il y a avait déjà quelque temps ? Sauf quelques exceptions très honorables, le discours général allait de l’éclectisme le plus dilué au réductionnisme empiriste les plus banal. Presque rien qui évoquait la psychanalyse et, quand on en parlait, ce n’était que pour la confiner aux annales de l’histoire de la psychologie. Disons en passant que la situation n’est pas aujourd’hui, trente ans après, très différente. À cette époque, cette chute des idéaux du savoir avait eu la vertu de porter mon attention à l’épistémologie, aux conditions dont un savoir devient constitué comme une science, à l’étude du langage et des langues, et de commencer à chercher hors ce milieu universitaire un rapport avec le savoir plus vif et véritable.

Une citation attrapée au vol comme exorde dans un livre critique avec la psychologie académique, conseillé par l’une de ces exceptions honorables, reste aujourd’hui soulignée en rouge : « La psychologie est véhicule d’idéaux : la psyché n’y représente plus que le parrainage qui la fait qualifier d’académique. L’idéal est serf de la société ». La citation, aussi explosive pour moi dans ce contexte comme précise dans l’actualité, était signé d’un tel Jacques Lacan et avait resté comme le fil conducteur des lectures de cette première année à l’Université. C’était un fil à l’attente d’un nouveau noeud, qui ne devait pas tarder beaucoup à se former. La phrase touchait en plein le coeur même du symptôme : la servitude des idéaux transmis dans l’histoire familiale, le rejet de ces idéaux qui assiégeaient un désir difficile à être entendu, sinon impossible à dire, un « parrainage » qui délattait ce désir comme orphelin, le malaise qui produisait tout cela face a tout académisme d’imposture.

Disons que le semblant de science dont on revêtait la psychologie académique était alors moins prétentieux ; les TMC – « Thérapies de Modification de la Conduite » – de l’époque disaient mieux, bien qu’avec la même brutalité, ce que les TCC d’aujourd’hui pensent camoufler sous le nom de « Thérapies Cognitivo Comportamentales ». Les contradictions étaient, quand même, fécondes pour quelqu’un qui savait les écouter avec une certaine inquiétude : au même temps que l’on conseillait la lecture et l’idéologie autoritaire de « Walden Two » de Skinner, on commentait la cruauté impactant de « L’Orange Mécanique » de Kubrik ; au même temps que l’on proposait la modification de la conduite phobique par des techniques d’implosion tout en confrontant systématiquement le sujet face à l’objet phobique, on flirtait avec le progressisme de Cooper et Laing dans le traitement de la folie.

L’hétéroclite du panorama ne cachait pas quand même le projet général, qui prenait déjà la forme de programme universitaire, d’ignorer et de faire ignorer la psychanalyse dans les départements de la psychologie scientifique. Dans le bureau de côté, le « Psychodinamiques » qui diluent aujourd’hui le nom et l’expérience de la psychanalyse dans l’éclectisme des psychothérapies conseillaient alors, sans détours, de ne pas lire Jacques Lacan : trop difficile, trop abstrait, trop intellectuel, trop incompréhensible, trop… Et moi, qui tout en suivant le fil rouge de la lettre avait déjà lu cette maxime de José Lezama Lima, « seul le difficile est stimulant », je ne pouvais que rencontrer déjà le texte de Jacques Lacan.

Il avait été une rencontre en compagnie de quelqu’un d’autre qui cultivait aussi le difficile et le stimulant dans la conversation amicale et il avait été aussi une rencontre dans la solitude de la lecture. Il avait été une rencontre avec la médiation de quelqu’un qui avait été aussi touché par ce texte, dans un autre pays et moment, le psychanalyste argentin Oscar Masotta qui avait commencé à Barcelone et d’autres villes de l’Espagne un travail de lecture et de propulsion d’un mouvement qui devrait constituer après le creuset d’une école lacanienne dans le pays. Sans cette conjoncture, faite d’interstices et de fractures, il n’y aurait pas eu pour moi de rencontre possible avec la discipline freudienne, avec l’expérience et le discours de la psychanalyse. Je savais donc que ces conditions sont de structure et que, par la même raison, une rencontre telle ne pourrait jamais être subsumé ni organisé dans les formes universitaires du savoir, que sa nature propre et sa transmission supposent l’existence d’un espace interstitiel pour la faire possible. Ce que l’Ecole de Jacques Lacan, comme concept et comme expérience, pose comme condition de transmission et de formation.

La rencontre avec le texte de Jacques Lacan avait été donc la chose la plus pareille à une expérience traumatique, une rencontre à contretemps, avec le soudain incompréhensible, mais réalisé à la fois lentement, avec l’éclat patient de ce qui n’est pas compris mais qui touche le plus intime de l’être, le plus ignoré de soi-même. Comment pouvait-il un texte subvertir d’une façon tel le sens commun et produire des effets aussi stimulants, exiger un travail aussi opaque quelques fois, aussi à tâtons, et offrir en fin un éclair aussi certain, aussi direct et de conséquences aussi singulières que pragmatiques ? Non, il n’y avait rien d’intellectuel dans tout cela, ce texte appelait à l’action sur le sujet dans sa singularité la plus intime et irréductible, elle l’incluait dans sa logique d’une façon qu’aucune autre théorie ni programme « révolutionnaire » pouvait même ni imaginer. Des longs après-midi de conversations, des nuit et des nuits de lectures, des matins et des matins se levant à tâtons et avec le sentiment de fracture subjective qui arrivait dans ses résonances jusqu’à chaque coin de la vie. Et il fallait, à son tour, écouter de quelque futur exécutif éveillé du monde psi que tout cela n’étaient que des rhétoriques vides, des pirouettes dans l’air quand le monde réel de la maladie et de la folie exigeait des actions concrètes, seulement vérifiables dans l’empirie objectivée du laboratoire comportemental et scientifique.

Mais, qu’est-ce qu’il pouvait avoir de plus réel que cette division subjective que j’incarnait moi-même ? Qu’est-ce qu’il pouvait avoir de plus concret et de plus vérifiable que cet effet de la lettre et du signifiant sur le sens vacillant de la vie ou quelque chose de la folie et de sa structure était devenu évident ? De ce réel et de ces effets, on pouvait en déduire les lois d’une clinique beaucoup plus rigoureuse que d’une description empirique et évaluable quelconque.
Voilà le noeud, le noeud à ne pas oublier, le noeud qu’il fallait défendre avec une passion pour la vérité qui devait faire quelques fois de ravages pour le sujet lui-même. Un temps après, cette passion de la vérité se démontrait comme un véritable obstacle pour opérer dans l’expérience analytique. Mail il fallait encore voir la façon de faire et de défaire ce noeud, la façon de le refaire pour l’expliquer à soi-même et l’expliquer a un autre.

De là à s’allonger dans un divan, il n’y avait qu’un pas, celui que le souffrance du symptôme exige de faire pour commencer une analyse. Et l’expérience de s’allonger das un divan et de parler à l’Autre – « il faut apprendre à parler à nouveau », je me souviens d’avoir dit au début – commençait à changer très tôt le pathos de la vérité dans une certaine joie dans le gay savoir et dans des effets de formation dans lesquels je rencontrais le désir de l’analyste, c’est-à-dire le d’occuper cette étrange position qui est celle de l’analyste. Bien sûr, les conséquences de ce passage n’étaient pas extraites d’un jour à l’autre. Trois périodes d’analyse avec trois analystes différents – la troisième est la bonne, en treize années et hors de mon pays – et un engagement toujours constant dans le mouvement psychanalytique ont tissé les fils. Le noeud, à ne pas oublier, est formé maintenant par l’expérience analytique et mon lien de travail avec la Escuela de Orientación Lacaniana qui fait présent le discours analytique en Espagne dans le cadre de l’Association Mondiale de Psychanalyse, celle qui a impulsé et oriente avec son désir Jacques-Alain Miller.

Je sais aujourd’hui que je dois à cette expérience avoir pu me délivrer des effets mortifiants de ces symptômes, mais aussi d’avoir pu rencontrer un mode de dire qui touche et puisse traiter la division du sujet, celle que j’avais soufferte avec toute ma passion, en lui donnant une place plus digne. C’est une expérience qui ne pourra jamais se réduire à une acquisition de savoir, une acquisition que, il est vrai, ne cesse pas de se produire de façons diverses une foi rencontré ce désir inédit de l’analyste et d’avoir opéré avec lui dans la pratique. « Un mode de dire » est ce que Jacques Lacan avait formalisé dans le Discours de l’analyste, c’est aussi un style de vie qui part de ce qui n’a pas de forme pour se former dans la singularité de chaque être qui parle, c’est aussi ce que chaque psychanalyste doit faire présent aujourd’hui pour être à l’hauteur de la subjectivité de son époque.

L’expérience analytique m’a appris, cependant, qu’un mode dire tel, intempestif par rapport aux idéaux de l’époque, ne subsiste que dans la mesure où il échoue de la bonne manière, sans arriver à la suffisance de sa réussite, qu’il n’obtient sa place et ses véritables conséquences sur le réel que dans son « ne cesser de ne pas y réussir » . C’était l’idée, plutôt anti-exitiste, de Jacques Lacan : « Mais si la psychanalyse donc réussit, elle s’éteindra de n’être qu’un symptôme oublié. (1)» Le psychanalyste, plus que personne, sait l’importance du manqué pour faire possible le traitement du sujet et ne pas l’effacer du réel avec la solution la plus rapide et efficace.

C’est pour ne pas l’oublier qu’il convient de défendre aujourd’hui l’expérience de la psychanalyse de sa réduction à une pratique et un savoir évaluables selon les critères généraux de l’efficacité utilitariste.

(1) Jacques Lacan, “La troisième”, dans les Lettres de l’Ecole freudienne de Paris, n°16, 1975, pp.177-203.

Miquel Bassols
Novembre 2005
Paru dans « La règle du jeu » nº 30, Paris, Janvier 2006, pp. 86-91
http://miquelbassols.blogspot.com/

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